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Le Centre Nobel de la Paix d”Oslo, les pyromanes pompiers et le capitalisme

Le Partage

May 31, 2018

By Nicolas Casaux

 

Pour comprendre le rôle des ONG et de certaines institutions supposément caritatives au sein du système économique mondialisé il faut regarder qui-finance-qui. Le Centre Nobel de la Paix d’Oslo — qui a accueilli, en 2017, un panel de représentants de tous les principaux cultes du monde et de nombreux peuples autochtones, qui s’y rassemblaient pour lancer une initiative de défense de la forêt amazonienne — est financé, entre autres, par trois immenses multinationales d’industries toutes plus nuisibles les unes que les autres, dont une qui est directement responsable de la destruction de la forêt amazonienne.

Dans un article[1] publié sur le site du quotidien religieux français La Croix, on apprend que :

« Des responsables catholiques, protestants, musulmans, juifs, bouddhistes et d’autres religions venus des quatre coins du globe ont rencontré des représentants de communautés indigènes d’Amérique du Sud, d’Asie du Sud-Est et d’Afrique lors de l’Interfaith Rainforest Initiative [Initiative Interreligieuse pour la Forêt Tropicale Humide], du 19 au 21 juin, à Oslo. L’événement, parrainé notamment par l’ONU et la Conférence mondiale des Religions pour la Paix, est en partie inspiré par le Laudato Si’de 2015, l’encyclique du pape François consacrée à l’écologie, qui appelait à la sauvegarde de « notre maison commune ». »

Ces représentants (plutôt que « responsables ») de diverses religions ou spiritualités se sont réunis[2] au Centre Nobel de la Paix d’Oslo. C’est ce qui nous intéresse ici. Le Centre Nobel est financé à moitié par les fonds publics du Ministère de la Culture norvégien et à moitié par les fonds privés de trois grandes multinationales : (Norsk) Hydro, Telenor Group et ABB.

Hydro est un fournisseur mondial d’aluminium dont les activités s’étendent tout le long de la chaîne de production, de l’extraction de bauxite à la production d’aluminium moulé et extrudé et de systèmes de construction. Basé en Norvège, le groupe emploie 23 000 personnes dans plus de 40 pays. La Norvège détient 34,3 % du capital de la société.

« Hydro est fier d’être un partenaire de longue date du Centre Nobel de la Paix. Le Centre Nobel de la Paix reflète le courage, le respect et la clairvoyance, qui sont des valeurs fondamentales pour Hydro. C’est pourquoi il nous paraît important et juste de coopérer avec le Centre Nobel de la Paix ».

— Svein Richard Brandtzæg, PDG de Hydro

Telenor Group est un fournisseur majeur de services de télécommunications dans le monde entier. Il est un des principaux opérateurs de téléphonie mobile du monde avec plus de 200 millions d’abonnés et 36 000 employés dans 13 marchés en Europe et en Asie. Telenor est basé à Fornebu, près d’Oslo.

ABB (sigle d’ASEA Brown Boveri) est une entreprise helvético-suédoise dont le siège social est basé à Zurich, en Suisse. Elle est un acteur majeur des technologies de l’énergie et de l’automation. Présente dans près de 100 pays, avec environ 136 000 collaborateurs (2017) et un chiffre d’affaires de 33,8 milliards de dollars US (2016), ABB est l’une des plus grandes sociétés d’ingénierie, mais aussi l’un des plus grands conglomérats du monde. Le groupe est classé 314e au classement Fortune Global 500 en 2017.

Au-delà du fait que trois immenses multinationales d’industries parmi les plus anti-écologiques et antisociales du monde financent le Centre Nobel de la Paix — ce qui témoigne du caractère insidieux du fonctionnement des institutions soi-disant caritatives (à l’instar de beaucoup d’ONG), qui dépendent des fonds d’entités criminelles, États ou multinationales —, le comble de l’hypocrisie, c’est le rôle de l’entreprise norvégienne Hydro dans la destruction de la forêt amazonienne, dont traite le reportage d’Arte ci-après, diffusé en 2013, réalisé par Bert Ehgartner, intitulé « Planète Alu : Aluminium, attention danger ».

Un site de conseils boursiers rappelle, à propos des activités d’Hydro au Brésil :

« L’impact environnemental a été désastreux sur la forêt amazonienne et sa biodiversité. Outre le défrichage de milliers d’hectares de forêts, l’extraction de ces éléments est extrêmement polluante. De même, le traitement en direct à l’aide de produits chimiques a engendré une quantité énorme de déchets. Courant 2009, suite à de fortes précipitations, des milliers de plaintes ont d’ailleurs été déposées suite à la pollution de nombreuses rivières, provoquant l’un des incidents écologiques les plus importants du Brésil. Conséquence de cette affaire, la société norvégienne s’est vue retirer temporairement son permis d’exploitations. […] Certes, la société contribue à hauteur de plusieurs millions d’euros par an au Fonds de soutien pour l’Amazonie, mais beaucoup y voit l’achat d’une bonne conscience et une forme de compensation des dégâts occasionnés à l’environnement. »

Dans un article intitulé « Brésil : le double rôle de la Norvège dans la conservation et la destruction de l’Amazonie[3] », publié dans le bulletin 154 de mai 2010 du Mouvement Mondial pour les Forêts Tropicales (une petite ONG dont le travail est excellent), on peut lire :

« Le gouvernement norvégien ne peut pas ignorer que l’extraction de la bauxite, sa transformation en alumine et l’extraction de l’aluminium par fusion sont des processus très destructeurs, qui s’accompagnent de déboisement, de pollution et de déplacement des communautés locales et qui ont de graves répercussions sur les moyens d’existence et la santé des gens. À leur tour, certains de ces effets – le déboisement en particulier – contribuent considérablement au réchauffement planétaire. En plus, tout le monde sait que l’extraction par fusion est un processus à forte consommation d’énergie, où l’électricité représente 20 à 40 % du coût de production de l’aluminium. »

En outre, il y a quelques mois, au début de l’année 2018, les autorités brésiliennes ont infligé 5 millions d’euros d’amendes au groupe norvégien Norsk Hydro, accusé de provoquer des dégâts environnementaux[4] dans le nord du Brésil avec son usine d’alumine Alunorte, la plus grande au monde.

C’est-à-dire qu’une (au moins) des multinationales qui financent le Centre Nobel de la Paix d’Oslo — dans lequel se sont symboliquement réunis des représentants de nombreux cultes et peuples autochtones du monde entier au nom de la défense de la forêt tropicale amazonienne — est directement responsable de la destruction en cours de la forêt tropicale amazonienne.

Rageant mais pas étonnant. L’argent qui finance les nobles institutions de paix, les grandes ONG écologistes ou humanitaires doit bien venir de quelque part. Si une partie provient parfois directement du public, bien souvent, une autre provient directement des Etats et des multinationales responsables du désastre en cours. Un grand jeu d’illusions, de la poudre aux yeux pour que certains puissent croire qu’ils peuvent œuvrer « pour la bonne cause » au sein de la civilisation industrielle. Une sorte d’industrie de l’espoir, que la journaliste canadienne Cory Morningstar appelle le Complexe Industriel Non-Lucratif : ça ne résout rien mais ça permet à la grande machinerie d’avoir une caution vertueuse, genre « mais non, il y a aussi des institutions et des organismes qui font le bien. Tu veux changer le monde, améliorer les choses? Travaille pour des ONG ou dans l’humanitaire ». La perversion du capitalisme.

Cette situation paradoxale est ainsi représentative de beaucoup d’autres. Le fonctionnement du système économique mondialisé implique inéluctablement que les pyromanes financent aussi les pompiers (mais pas trop, de manière à ce que ça ne menace pas leurs activités), et/ou ceux qui se font passer pour des pompiers (ceux-là, ils peuvent les financer davantage, ils ne les menacent aucunement).

Pour aller plus loin sur le sujet, vous pouvez lire l’excellent Capitalisme. Une histoire de fantômes de l’auteure et militante indienne Arundhati Roy, dont vous trouverez un extrait ici.

 


Correction : Lola Bearzatto

  1. https://www.la-croix.com/Religion/responsables-religieux-sunissent-autour-dun-appel-urgent-protection-forets-tropicales-2017–06–21–1200856894 ?
  2. Pour plus d’informations sur cet évènement : https://fr.mongabay.com/2017/07/preservation-de-foret-tropicale-humide-imperatif-moral-selon-responsables-religieux/ ?
  3. https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section2/bresil-le-double-role-de-la-norvege-dans-la-conservation-et-la-destruction-de-lamazonie/ ?
  4. https://www.drapeaurouge.fr/2018/03/21/bauxite-nouveau-cas-de-pollution-au-bresil/ ?

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